10 au 17 mai 1940 11ème cuir la dernière charge de cavalerie

2° ARMEE  59 D.L.C. Montpellier, 16 décembre 1940
11 REGIMENT DE CUIRASSIERS
Escadron GROGNET --•

RELATION DES EVENEMENTS SURVENUS A L'ESCADRON GROGNET


DU 10 AU 17 MAI 1940

 

(pour tenir lieu du Journal de Marche détruit volontairement le 17 Mai)

10 Mai 1940

. - Cantonnement à Pouru-aux-Bois (10 km Est de Sedan)

            A la nouvelle inattendue que les Allemands ont envahi Belgique et Luxembourg, l'escadron reçoit la mission de se porter à Neufchateau (Belgique) pour occuper  la position et s'y installer définitivement face au Nord-Est.  L'escadron constituera en quelque sorte la charnière de la ligne défensive jetée en avant par le régiment: il doit être en effet encadré à droite par l'escadron Pillafort (3° esc.), à gauche par l'escadron Beau (1er esc,), le 4° escadron demeurant en réserve. Il est chargé de tenir l'important noeud de route formé par Neufchateau et dans cet objet a reçu un renfort de deux pièces de 25. Malheureusement, l'escadron est privé d'un de ses meilleurs officiers, le Lieutenant Meaudre, détaché au cours des groupes francs.

            Le départ de Pouru-aux-Bois a lieu à 9 heures. L'escadron est formé en deux colonnes parallèles, chacune sur un itinéraire particulier, selon l'ordre de marche suivant:

  1. ) Groupe de Commandement, pelotons Thomas et Venturini.

  2. ; Maison-Blanche, Mortehan, Gribomont.

  3. ) Pelotons Meaudre, Rothschild.
    Itinéraire: Muno, Herbeumont, Gribomont.

            Le trajet s'effectue sans incidents. Après une étape d'environ 50 km, l'escadron atteint Neufchateau à 16 heures et procède à son installation définitive immédiate.

            Des contacts lointains ont été pris entre des éléments avancés et des Panzer-Divisionen, mais à 20 heures, la sûreté éloignée, constituée par un escadron moto du 15° R.D.P. (Capitaine Chabot), est refoulée à Neufchateau, sur la pression d'éléments blindés ennemis. Dès son repli, le Capitaine Grognet donne l'ordre de faire sauter la destruction d'Hamipré (accident de l'Adjudant-Chef d'Acheux, du 3° escadron. Le Capitaine, présent, fait envoyer une ambulance pour transporter le blessé à Neufchateau où il sera soigné en attendant d'être évacué).

            De son côté la sûreté éloignée détachée vers le Nord (Capitaine Fontan, 5° A.M.) indique à 20 heures par estafette que rien n'a été observé sur l'ennemi sauf une cinquantaine d'hommes à pied, dans la région de Bercheux. L'escadron est stationné lui-même vers Molinfaing où il passera la nuit.

            Durant la nuit se produisent de nombreux incidents, dus au reflux désordonné des Belges, civils et militaires, devant la progression rapide de l'envahisseur.

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11 Mai 1940

            L'installation de l'escadron Grognet est organisée, dans ses grandes lignes, de la manière suivante:

  1. A droite: Direction Hamipré: Peloton Rothschild renforcé d'un 25 et, à titre provisoire, du peloton moto Beaudoin (15° R.D.P.). Le 25 bat la route Est, vers Hamipré.

  2. A gauche: Direction Longlier: Peloton Thomas, renforcé du second 25 qui prend sous son feu la route Nord-Est débouchant de Longlier.

  3. Dans Neufchâteau; les pelotons Meaudre et Venturini organisent la défense de la ville, édifient des barricades anti-chars.

  4. P-C-: Installé à la sortie Sud-Ouest de Neufchâteau avec celui du Capitaine Finaz, commandant le 1° demi-régiment (au cours de la nuit écoulée, le P.C. était situé au centre de Neufchâteau).

            Conformément au plan prévu, l'escadron a pris position sur l'axe de marche principal du régiment, encadré sur sa droite par le 3° escadron (Capitaine Pillafort) et sur sa gauche par le premier (Lieutenant Beau). Il couvre en outre directement le P.C. du Colonel Labouche, commandant le régiment, installé à Petitvoir.

            La mission est de tenir le point d'appui de Neufchâteau, d'empêcher tout franchissement de la voie ferrée dirigée N.O.-S.E. (Libramont-Marbehan) et principalement d'interdire toutes les routes venant du Nord et de l'Est.

            La durée de la mission est prévue, sauf ordre de repli, pour deux ou trois jours, conformément aux instructions verbales données le matin même à 7 h. 30 au Capitaine Grognet par le Colonel, confirmée par le s/Lieutenant Léauté, officier de renseignements, à 8 h. 30, et par le Capitaine Finaz à 10 heures.

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            Le premier contact est pris à 9 h. par le peloton Rothschild, engagé immédiatement contre les chars moyens allemands.

            Le peloton Rothschild réussit d'emblée à détruire quatre chars et six side, mais est menacé de débordement sur sa droite par suite du repli, dès 8 h. 30, de l'escadron de droite (Capitaine Pillafort). L'ordre de repli est donné sur place au peloton par le Capitaine Grognet lui-même. Le décrochage est réussi à 10 h. 30 et le peloton s'installe, conformément au dispositif prévu, sur une nouvelle position aux lisières Est de Neufchâteau. Il y sera renforcé par le peloton Meaudre. Immédiatement après le passage du peloton, on fait sauter les destructions de cette zone.

            Le peloton Thomas, de son côté, a été survolé dès neuf heures par l'aviation ennemie, et menacé par des chars moyens descendant vers la droite, sur Hamipré. Le F.M. du tireur Provost atteint un avion Dornier qui s'abat en flammes dans un pré. Par le feu des F.M. (balles perforantes), les chars sont repoussés, ils tentent de passer vers la gauche. Plusieurs, touchés de plein fouet, sont mis hors de combat.

            La sûreté éloignée (Capitaine Fontan) rejoint Neufchâteau vers 10 heures. Dès son repli, on a mis feu aux destructions prévues de Longlier. Cependant, le nombre des chars ennemis augmente sans cesse, tant sur Hamipré que sur Longlier.

            Bien qu'au total l'escadron ait sûrement mis hors de combat ou détruit 12 chars, 22 sides et 1 avion, malgré quelques A.M. de renfort rendues inutiles par l'afflux des chars adverses, la position de Neufchâteau devient rapidement intenable en raison du retrait du 15° R.D.P. et surtout du repli imprévu du 3° escadron, effectué dès 8 h. 30, soit une demi-heure avant toute prise de contact dans le sous-quartier de l'escadron Grognet. Or, l'ordre de repli qui a touché le 3° escadron n'est pas parvenu à l'escadron Grognet, lequel s'est trouvé brusquement, sans avertissement préalable, découvert sur son flanc droit.

            L'escadron, isolé dans Neufchâteau, est menacé d'un débordement par la droite (S-E) et même d'un encerclement complet qui le couperait de ses arrières. La menace devient a chaque instant plus pressante. Déjà on distingue de l'infanterie ennemie s'infiltrant dans les bois qu'occupait le 3° escadron, et descendant le long des pentes qui bordent Neufchateau vers le Sud-Est Le groupe de commandement, aidé par les éléments d'une des deux compagnies de Chasseurs Ardennais arrêtés par le Capitaine et amalgamés à l'escadron, ouvre un feu nourri sur les fantassins allemands et paraît enrayer leur avance momentanément. Cependant des chars ennemis ont réussi, par un plus large mouvement tournant, à dépasser Neufchâteau par le Sud, puisqu'un agent de liaison motocycliste envoyé par le Capitaine Grognet au P.C. du Colonel Labouche à Petitvoir revient avec la nouvelle que Petitvoir est en flammes et que rien du P.C. du régiment ne semble y subsister.

            Le Capitaine commandant rend compte au Capitaine Finaz de la situation et à 13 heures reçoit verbalement de ce dernier l'ordre de repli par l'Ouest. Le Capitaine transmet sur le champ l'ordre à son escadron, dont les différents pelotons se trouvent éloignés de 2 à 3 km les uns des autres. Le repli s'effectue à partir de 13 h. 45 à cheval.

            En l'absence d'ordres nouveaux, les liaisons étant rompues avec les autres escadrons, et impossibles avec le P.C. détruit et disparu du régiment, 1'intention du Capitaine est de regagner la position de ralliement prévue, Pouru-aux-Bois, en maintenant groupé, sous la main de son chef, l'escadron, entier, prêt à toute éventualité. Cette cohésion, matérielle et morale, est le seul moyen de prolonger au maximum la vie du personnel dans des circonstances critiques et permet l'espoir de rejoindre les troupes amies.

            Les routes étant coupées vers le Sud par une progression rapide des engins blindés ennemis en direction de l'Ouest, l'itinéraire le plus sensé semble être de tenter le passage au moyen d'un large mouvement de rocade vers Neuvillers.

            Au cours de l'exécution immédiate de cette marche, l'escadron rencontre un peloton isolé de l'escadron Beau, commandé par un sous-officier. Celui-ci vient du Nord et fournit les indications suivantes:

  1. Le peloton a reçu l'ordre de décrocher à 13 h. 20 au village de Semel.

  2. Vu les mouvements de l'ennemi au Nord, il semble préférable actuellement d'adopter la direction Sud-Est.


            Dans Tournay, l'escadron se trouve en présence d'un afflux considérable d'éléments divers: colonne motorisée du Capitaine Fontan, escadron Beau, un peloton de l'escadron Seguin (escadron de mitrailleuses du 11° Cuirassiers). En conséquence, après avoir pris contact avec le Capitaine Finaz, le Capitaine Grognet, pour dégager son unité de l'encombrement dans un village étroit, donne l'ordre de reprendre la marche sur Neuvillers, puis d'obliquer vers le Sud-Ouest. Sur la route Sud-Ouest de Neuvillers, l'escadron est dépassé par la colonne motorisée du Capitaine Fontant qui, se heurtant à des éléments blindés ennemis, est obligée de s'arrêter brusquement et d'ouvrir le feu. Le Capitaine Grognet déboîte aussitôt vers l'Ouest, dans des boqueteaux qui mettent l'escadron à l'abri des vues. Placé lui-même derrière un repli de terrain il observe la situation et prépare ses ordres pour faire déborder la position ennemie par la gauche lorsque soudain les éléments chenilles amis font demi-tour et disparaissent vers le Sud-Ouest en suivant un layon qui paraît sans issue. Soumis à des tirs de mortiers et de mitrailleuses lourdes, l'escadron a des blessés dont plusieurs ont pu être pris heureusement sur les dernières voitures de l'escadron Fontan.

            Seul dès lors avec son unité, le Capitaine remonte à cheval et poursuit rapidement son repli vers le Sud-Ouest, où il pénétrera bientôt dans les bois, tandis qu'un petit avion blindé ennemi observe avec persistance tous les mouvements des éléments français. A chacun de ses passages il est gêné par des rafales des F.M. de l'escadron, qui l'empêchent de séjourner dans les régions immédiates.

            L'escadron reprend sa marche maintenant vers le Sud-Ouest, le mouvement de rocade paraissant suffisamment ample. Mais l'ennemi l'a gagné de vitesse. Bertrix(C'est à Bertrix que le Colonel Henri Détrie, père de Simone, a été tué le 22 août 1914 http://labatailledeluchy.e-monsite.com/) est occupé et la retraite vers le Sud semble définitivement coupée. La décision prise est de contourner Bertrix par le Nord-Ouest, et de dessiner une nouvelle rocade avec l'espoir de prendre du champ. La progression recommence donc, vers l'Ouest, tandis que le petit avion blindé survole avec ténacité toute la région où se déplace l'escadron. Mais les colonnes ennemies ont déjà depuis longtemps commencé à passer, et des patrouilles de l'escadron, envoyées en reconnaissance, rendent compte que Fays-les-Veneurs est fortement tenu. Ce village est pourtant situé à plus de 20 km en plein Ouest de Neufchâteau.

            La nuit tombe. Un seul espoir demeure de se replier sur Pouru-aux-Bois et regagner les lignes françaises dont l'escadron se trouve désormais coupé, mais il nécessite une pénible décision: le sacrifice des chevaux. Ceux-ci ont rendu d'inappréciables services jusqu'à présent (mobilité, rapidité, fluidité) pour des déplacements dans une zone non encore entièrement occupée par l'ennemi. Mais la nuit est venue, il faut fractionner l'unité en petits détachements cohérents et parfaitement silencieux pour franchir les routes sillonnées d'allemands, il faut se soustraire au maximum à l'observation immédiate des ennemis. Les chevaux sont donc abandonnés dans un petit bois au Sud d'Offagne. Chaque cavalier a le coeur serré.

            Il s'agit maintenant de traverser la grand route Libramont-Rochehaut, et cette route est gardée par des chars ennemis et sillonnée de convois incessants qui, dans un perpétuel roulement, avancent d'Est en Ouest. La traversée, impossible avec des chevaux, n'est réussie qu'à la nuit noire et par petits groupes.       Ceux-ci se réunissent une fois la route franchie.

            La marche de nuit reprend alors, à la boussole, à travers bois, vers la Semois, au bruit des convois allemands roulant toujours sur les grandes routes. De temps en temps un cri de chouette: c'est le signe de ralliement des cavaliers qui dans la nuit se sont écartés par mégarde de la troupe. Enfin l'escadron bivouaque en forêt, couvert par quelques sentinelles. Les deux jours de vivres de réserve touchent à leur fin. Il n'y aura plus moyen de les renouveler. La journée a été épuisante, après de longues heures de combat contre des ennemis supérieurs en armement et en nombre, une étape à cheval semée d'imprévus et de dangers, et une marche nocturne à pied dans des conditions extrêmement pénibles et une région particulièrement difficile. Néanmoins le moral de la troupe, réunie autour de son chef, demeure au-dessus de l'adversité, et le restera jusqu'au bout.

12 Mai 1940

            Au petit matin, l'escadron se retrouve, livré à lui-même, sans vivres, et toutes communications rompues avec les français, au coeur d'un bois de sapins très épais, au Sud de la ferme Géripont. On approche de cette ferme. Des silhouettes se profilent autour des bâtiments, aperçus à travers les arbres.      Ennemis? Amis? Après quelques moments de pénible incertitude, on reconnaît le peloton Bridoux, de l'escadron Beau. Lui aussi a été contraint de faire abandon de ses chevaux. Il a perdu la moitié de ses effectifs et joint sa destinée à celle de l'escadron.

            La journée se passe, longue, dans le bois, où l'escadron se trouve encerclé par plusieurs détachements d'ennemis intrigués, fouillant la forêt en toutes directions, Des voitures blindées stationnent tout autour du bois et font supposer que la retraite est découverte. Les pelotons s'installent en carré, prêts à faire face à toute éventualité. Les heures sont lourdes, interminables. A la tombée du jour, on prend enfin le dispositif de départ, comme il sera tous les soirs à venir, dans les terrains les plus divers, et en avant à l'aide de la boussole.

13 Mai 1940

            La marche est reprise, pénible, à travers bois, toujours couverte par des patrouilles, en direction du S-S.E. Le Capitaine connaît particulièrement bien cette région pour y avoir fait des reconnaissances en temps de paix; son intention est de franchir la Semoy au gué de Cugnon dans la nuit. Malheureusement un sous-officier et un brigadier chef détachés en reconnaissance, trompés par la similitude de deux boucles de rivière, ont pris pour la Semoy le ruisseau de Muno, un de ses affluents de rive droite. Cette erreur provoque la perte d'une journée doublement précieuse car les vivres sont, depuis vingt-quatre heures, complètement épuisés, et les allemands, en nombre croissant, fouillent les bois en toutes directions. Tout mouvement de jour est impossible, il faut remettre à demain la tentative de passage de la Semoy. Cependant la proximité de la rivière, peu distante elle-même de la frontière française, entretient l'espoir au coeur des hommes. Ni la faim, ni la fatigue physique n'ont entamé l'ardeur de chacun.

14 Mai 1940

            Dans l'après-midi, le Maréchal des Logis Garder et le Brigadier Chef Parât, détachés encore une fois, réussissent à reconnaître le gué de Cugnon sur la Semoy. A la nuit tombante la marche reprend donc, toujours éclairée par des patrouilles. Le terrain devient de plus en plus difficile. Il faut traverser comme un réseau de coupures et les pentes en sont abruptes et glissantes. Plusieurs hommes, dont le cavalier Pittavino, tombent d'épuisement au cours de ces escalades, mais ne sont pas abandonnés. On approche de la Semoy. On la devine, on la distingue peu à peu à travers les arbres, mais au bas des pentes qui donnent accès à la rivière, il faut encore couper des clôtures.

15 Mai 1940

            A 0 h. 15, par clair de lune, entre deux postes allemands rapprochés, commence le passage du gué. On entend dans le village la musique d'un accordéon, accompagnée de chants allemands. Pour éviter de faire repérer ses hommes dans la nuit claire, le Capitaine a fait enlever les casques. On avance à pas lents, sans bruit, en file indienne, chacun tenant le ceinturon de l'homme qui précède. Heureusement l'eau ne monte que jusqu'au niveau des hanches.

            L'escadron a passé, les nerfs se détendent. Quel soulagement, quelle joie! La coupure la plus difficile et la plus dangereuse est traversée. Il n'y a plus de doute, la partie est gagnée puisque la frontière n'est pas loin et que les lignes françaises, par suite, seront bientôt rejointes. Plusieurs cavaliers, d'un élan spontané, s'écrient: "Ah! mon Capitaine, on va vous porter en triomphe!". Les braves gens! Eux non plus ne s'attendaient pas aux déceptions d'une triste réalité.

            Quelques instants après le franchissement de la Semoy, une colonne motorisée d'artillerie passe sur la route qui longe le bois en direction de Cugnon. Elle oblige l'escadron à faire une halte forcée, de trois quarts d'heure, à proximité immédiate des ennemis. Puis la marche reprend, pénible, toujours en pleine nuit, le long du ravin sud de Cugnon. Il faut traverser fourrés et broussailles. Au lever du jour l'escadron s'arrête au bord du ruisseau pour se reposer. Les hommes sont si las physiquement que certains auraient tendance à ne plus se camoufler. Deux allemands trop curieux, rôdant à proximité, sont expédiés ailleurs, mais l'incident nécessite un départ immédiat et par ordre du Capitaine, l'escadron va faire halte au bord du même ruisseau, quelques centaines de mètres en amont.

            Sans vivres depuis trois jours, le moral n'a jamais été meilleur.

16 Mai 1940

            Presque sans cesse on aperçoit le petit avion blindé, remarqué déjà l'après-midi du 11. Toujours aussi passent dans le ciel, par vagues successives, de grands avions à croix gammée. Jamais on ne verra un seul appareil français. La confiance demeure quand même.

            Vers 11 heures du matin, le Capitaine, désireux de ravitailler coûte que coûte son unité, décide d'envoyer en mission les Maréchaux-des-Logis Garder et Mongey. Ils sont chargés:

1) de reconnaître le lieu de destination Pouru-aux-Bois et faire rechercher du ravitaillement dans cette région où le Capitaine espère trouver encore des éléments français;

2) En cas d'impossibilité de faire autrement, de rejoindre nos lignes et renseigner le commandement. (Le Capitaine apprendra plus tard qu'ils ont rempli heureusement leur mission et réussi à rejoindre les troupes françaises, après de dures épreuves, le 4 juin). (Rapports joints).

            Cependant, l'escadron se trouve devant un nouvel obstacle à franchir: c'est la grand route Florenville-Bouillon, parallèle à la frontière. Il s'agit de la traverser, elle aussi, bien qu'elle soit, plus encore que les autres, sillonnée de colonnes motorisées ennemies roulant incessamment d'Est en Ouest. En outre de nombreux allemands jalonnent la route avec des chiens loups. La situation est très délicate.

            En fin de journée, l'escadron parvient en bordure même de la route où il attend, à partir de 21 h. 30, l'occasion propice. La chaussée étant goudronnée, le Capitaine, afin d'amortir le bruit de la marche, a donné l'ordre d'entourer les souliers avec les mouchoirs ou les chaussettes. Les heures passent dans l'attente. Sans vivres depuis quatre jours.

17 Mai 1940

             A partir de 0 h. 30 on commence à franchir la route par détachements fractionnés qui bondissent dans les intervalles des colonnes ennemies. A 1 h. 45 l'escadron est regroupé dans le ravin voisin du Château des Amerois. Aux premières lueurs du jour il atteint les parages du Grand Hez, au Bois des Amerois. La frontière est toute proche, et Pouru-aux-Bois à quelques kilomètres au-delà, dans des bois bien connus. La proximité du salut fait luire l'espoir au coeur de tous.

            Un sous-officier du 1° escadron, mourant de soif, obtient l'autorisation d'aller chercher de l'eau au Château des Amerois. Il ne reviendra pas...

            A sa place on voit paraître avec stupeur deux colonnes allemandes. Elles se dirigent en droite ligne sur le fourré où, acculé à un grillage, l'escadron se trouve dissimulé. L'ennemi encercle de tous côtés le taillis occupé par les français. La minute est poignante. Les hommes, au nombre d'une centaine, qui constituent tout ce qui reste de l'escadron, sont épuisés de fatigue et de faim (ils n'ont pas mangé depuis cinq jours). Les munitions sont très réduites.       Toute résistance serait inutile, déraisonnable. Les allemands se sont infiltrés; brusquement ils bondissent en hurlant et en tirant, et avant que les français aient pu trahir leur présence, ils sont déjà au milieu de l'unité. Le Capitaine commandant se lève.           Un allemand qui le couchait en joue est arrêté d'un geste de son Capitaine. La reddition se fait, avec dépit, mais dans l'honneur.

            Le Capitaine allemand félicite le Capitaine français, et à la demande de celui-ci fait restaurer tous les hommes. Le jour même les prisonniers, par Pouru-aux-Bois et Francheval, sont dirigés sur Bazeilles, et le soir sur Sedan, où ils retrouvent, au Quartier du 12° Chasseur, un nombre considérable de prisonniers français.

            L'Adjudant Hortoland, particulièrement énergique, aide précieux pour son Capitaine, n'est pas là. A-t-il pu se dissimuler? se sauver? c'est un espoir. Le fonctionnaire-brigadier secrétaire Chardac, qui durant ces longs jours d'épreuve, malgré la difficulté et la diversité des terrains, comme l'agent de liaison Michel, s'est dépensé sans compter, a dû détruire toute sa comptabilité de route et le journal de marche tenu heure par heure au prix de peines de toute nature.

            On a pu faire disparaître tous les papiers. Les armes ont pu être toutes rendues inutilisables. Le courage, l'endurance, le dévouement sans limites de ces braves cuirassiers n'ont abouti qu'à une profonde déception. Mais de toute manière l'idée, si fortement espérée, de rejoindre les lignes françaises, n'était qu'une chimère: car la horde allemande avait déjà dépassé Rethel.

Le Capitaine Grognet Commandant le 2° Escadron,

Note du 11 mai 1940:

Elie de Rotschild  Après avoir servi dans les troupes alliées et été fait prisonnier par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale, le baron Elie de Rothschild reprend, à 29 ans, l'exploitation des vignes de Château Lafitte, leur donnant une nouvelle impulsion. En 1974, quand ses objectifs de modernisation sont atteints, il passe la main à son neveu, le baron Eric de Rothschild. • • •

Extra du « Le Petit Parisien » aux armées  juin 1940

Il s’agit de Mongey et de Garder

L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE DE DEUX CUIRASSIERS

Coupés de leur régiment en Belgique, ils réussissent, après  vingt -cinq jours de  marche à travers  les lignes à rejoindre le front français

(De notre correspondant de guerre Louis ROUBAUD)

Aux armées, le 7 juin.

            Je me trouvais ce matin, avec quelques officiers, au P. C. du général, lorsque nous vîmes apparaître dans le bureau, sous la conduite d'un adjudant, deux extravagants personnages, maigres, hirsutes, crasseux, sans âge, vêtus de loques civiles et militaires hald and half et reproduisant tous deux, avec quelques variantes, le type de M. Haps d'Asile de nuit : visages tragiques et hilares à la fois, inquiétants et sympathiques.

—        Kek-cek-ça ?

Le  sous-officier expliqua :

            A l’aurore, en pleine action d’artillerie et de mitrailleuses, nos hommes occupant une position en pointe au nord de … les sentinelles avaient vu surgir du sol, levant les bras et criant : « Tirez pas ! Nous sommes français ! N° régiment cuirassier «  On leur demande : « D’où venez-vous ? » Ils répondirent : « D’ici », en désignant les postes allemands à cent mètres des nôtres.

Vous êtes des prisonniers ?

Non !

Comment et pourquoi êtes-vous entrés dans les lignes ennemies ?

Nous ne sommes pas entrés. Ce sont les ennemis qui sont entrés dans nos lignes.

Quand ?

Le 11 mai. Nous   sommes   le   6   juin

            Vous   prétendez  avoir   résidé  un mois   en   territoire   occupé   sans être fait prisonniers ?

Premier Interrogatoire

            Les    deux   vagabonds    avaient mal   suivi ce premier   interrogatoire, leur regard demeurait fixé sur un capot de camion où s'étalaient quelques boules de pain.

— Des boules ! C'est quand on a vu les boules qu'on a compris qu'on était chez les Français î On vous parlera tant que vous voudrez après….  Vous permettez ?

            Ils dégustèrent le pain, les larmes aux yeux, et burent un coup de vin pendant qu'on vérifiait leurs livrets militaires établis aux noms de M_ et G..., tous deux maréchaux des logis au 11ème cuirassiers. Ils furent interrogés à  la brigade, puis à la division. Aucun doute, leur invraisemblable histoire était vraie !

            Maintenant, les voici installés en face de moi devant l'une des tables noires du bureau. Mieux éclairés, ils m'apparaissent jeunes, malgré leurs traits tirés, leurs yeux fiévreux et leur impressionnante maigreur. En fait, M... n'est âgé que de vingt-six ans, et G... de vingt-neuf.

            D’accord avec son camarade. G... prend la parole. Il s'exprime correctement et clairement :

Partons du 10 mai, si vous le voulez. Notre régiment, ce jour-là, est entré en Belgique. Il est bon de dire que nous sommes des vrais cavaliers avec des chevaux, des cavaliers hippo. Nous avons fait, ce jour-là, du beau travail, un avion descendu, trois chars déglingués. Notre escadron, installé à N..., n'a pas cédé un mètre de terrain aux Boches trois fois plus nombreux que nous sur ce point. Mais, dans d'aussi grandes batailles, on n'y comprend rien. Nous nous trouvons, le 11, coupés du régiment, sans communications avec notre colonel. Notre chef d'escadron essaie de nous faire rabattre sur le n° chasseurs qui est à côté. Un tir de mortiers et mitrailleuses lourdes nous rend cette jonction impossible, surtout avec nos chevaux.

            Le 12, notre situation parait claire. Les Boches ont avancé en masse à droite et à gauche, notre escadron se trouve débordé, isolé. Nous sommes sans nouvelles. Le problème qui se pose, c'est de sortir  du bois d'O... où nous sommes cernés. Notre chef d'escadron réunit les chefs de section pour prendre une décision grave. Abandonner les chevaux ; essayer de regagner la France à pied ! Pour des cavaliers, c'est le coup dur ! Ça vous fait mal au cœur. On attache les bêtes assez faiblement à un arbre pour qu'elles puissent se détacher en tirant un peu fort lorsqu'elles auront faim.

Isolés

            Les Boches sont à trois cents mètres de là. Nous les entendons chanter, jouer de l'accordéon. La nuit venue, notre escadron démonté traverse la rivière à gué. Nous sommes tous fourbus, affamés, démoralisés. Les vivres de réserve n'existent plus qu'à l'état de souvenir. Ainsi, nous avançons vers la frontière française, marchant la nuit, essayant de dormir le jour. M... et moi, pendant les heures de sommeil, faisons plusieurs reconnaissances  pour renseigner  notre commandant. Enfin, d'étape en étape, nous arrivons le 16 en territoire français. Nous avions eu l'impression, jusqu'ici, que nous serions chez nous en arrivant en France. On allait retrouver nos armées, notre régiment... et manger ! MANGER !    Mais il semble bien que l'ennemi ait pénétré sur notre territoire assez profondément. Pour nous en assurer, nous partons encore en reconnaissance avec M..., à 11 heures du matin. Nous marchons dans la forêt des Ardennes, où nous ne rencontrons   rien,   ni   personne excepté un chevreuil pris au collet. Aubaine pour les autres ce soir... et pour nous tout de suite. Savez-vous ce que c'est que la fringale? Nous  n'avions ni le temps ni l’imprudence de faire du feu.

            Bref on a dévoré, M… et moi, un cuissot tout cru ! Nous rampions pour regagner l’escadron, lui apporter, avec le gibier, la mauvaise nouvelle de la pénétration  en France… Une sentinelle  boche tire sur nous et nous force à regagner notre cachette. Nous ne rejoindrons les autres que le lendemain. Mais, le lendemain, impossible de les approcher. A chaque tentative, nouveaux coups de feu. L'escadron est cerné. Nous sommes tous deux définitivement isolés. La forêt nous protège, nous y avons trouvé une maisonnette de gardes. Si nous voulons rejoindre nos lignes, il faut reprendre des forces. On décide tous deux de s'installer dans le logement et de s'y refaire une santé. Nous sommes de tous côtés entourés de convois allemands. Si nous réussissons, nous pouvons être utiles à notre armée en lui rapportant beaucoup de renseignements techniques. Car vous savez qu'un cavalier, lorsqu'il est descendu de cheval, observe. Nous avons remis ce matin à la division un carnet bourré de notes sur les mouvements, les postes et positions repérés par nous.

            Mais, le 17 mai, il s'agissait de nous retaper par un peu de nourriture et de sommeil. Les Fritz ayant trouvé en Belgique abondance de vivres, ont laissé des reliefs dans leurs cantonnements. Nous les utilisons.

Deux Robinsons

            Nos journées sont donc employées à noter les passages des colonnes, les tirs d’artillerie, l’activité de l’aviation. A quelques cent mètres de notre habitation les allemands occupent une ferme près de laquelle ils ont installés une batterie de D.C.A.

            En fait nous sommes dans un ilot d’un océan Boche. Des centaines de milliers d’ennemis nous entourent. Nous avons vécu ainsi comme des robinsons, traqués, pendant 10 jours, du 17 au 27 mai.

            Maintenant, nous sommes retapés. Il faut songer à rentrer chez nous. Nous avons constitué une petite provision de lard fumé, de sucre, de pain de guerre allemand Il faut marcher… Mais pas sur les routes toutes sillonnées de convois motorisés. On prend des sentiers, on a une carte assez rudimentaire et une boussole et on arrive à la Meuse le 28 mai.

            Dix tentatives sont faites le 28 et le 29. Chaque fois qu’on va se jeter à la nage, survient une patrouille. Le 29 au soir, nous sommes nettement repérés par leurs lampes de poche. Nous croyant perdus, instinctivement nous avons tiré sur les petits points lumineux. Une salve nous a répondu, nous avons entendu des sommations en allemand et en français. Comment nous sommes nous échappés ? … Nous n’en revenons pas, mon camarade et moi. Mais nous décidons ce soir-là de renoncer à la Meuse et de nous rabattre vers les marais autour de la C...

            Nous passons la nuit du 29 au 30 au bord d'un bras mort de la C... Au petit jour, nous sommes tentés par une maison située sur l'autre rive et qui ferait bien notre affaire ! On avait commencé d'assembler des bouts de bois pour construire un radeau, quand on découvrit, dans la boue, une vieille barque qu'on renfloua.

Pèche miraculeuse

            Nous naviguions vers le logis espéré, en ramant avec des branches d'arbres, quand nous aperçûmes des nasses mouillées au milieu de la rivière. Nous en retirâmes deux superbes                           brochets, deux belles tanches et des chevesnes : quinze kilos de poisson ! La maison est un rendez-vous de pêche, encore assez confortable, bien qu'elle ait été pillée par les Allemands. Elle est composé de trois pièces, un étage sur rez-de-chaussée.

            Je dis à M... de monter à l'étage pour faire le guet pendant que je me reposerai en bas. Puis il prendra son tour de sommeil et moi mon tour de garde.
            En    attendant,    j'ai    trouvé    de l’huile. J'ai fait du feu et j'ai mis les chevennes en friture !
            Nous nous étions débarrassés de nos vareuses et de nos armes  sur des chaises, en bas. J'étais monté un instant rejoindre M...qui m'avait appelé pour regarder une colonne d'artillerie. Nous étions donc tous deux dans la chambre de l'étage, lorsque nous voyons entrer, par la porte du rez-de-chaussée, deux soldats allemands.

            C'était la fin. Les deux Fritz se trouvant en présence de nos deux pistolets automatiques, n'avaient qu'à nous sommer de descendre.

            Quels instants ! Nous entendions les pas, les moindres bruits de meubles remués, le souffle même. Un des Boches sifflotaient.

             Il cria à son camarade resté au dehors :

—        Zucker ! (du  sucre !)

            On attendit dix, vingt, trente seconde, une minute. Nos deux Fritz referment la porte et s'en vont. Nous les voyons descendre vers la rivière.

            Nous nous précipitons au rez-de-chaussée, où nos armes sont intactes à leur place. Ma veste, pourtant, est tombée à terre. Il n'y manque aucun papier, sauf, dans mon livret, ma solde de sous-officier que j'avais touché : au début de mai.

            Les poissons et l'huile pendaient à la cuisine. La friture dégustée, ayant fait notre plein de provisions, nous abandonnons la dangereuse oasis. Une carte de calendrier des postes nous guidera tant bien que mal vers les lignes françaises.

            La nuit du 31, nous échangeons trois fois des coups de feu avec des patrouilles. Le brave Fritz qui m'a refait mon portefeuille m'a laissé heureusement, avec mes armes, toute ma provision de munitions.       Nous recommençons le régime : sommeil de jour dans les buissons, marche de nuit.

            Le matin du 5 juin une corvée de coupe de bois nous réveille-Nous pouvons encore gagner un buisson en rampant.

Le lendemain, M... me dit :

—        Ça y est, nous approchons, écoute !

La France !

            Je reconnais la bonne voix, l’accent particulier de notre région. La France n'est pas loin !

Nous pouvons, de notre cachette, surprendre les préparatifs d'un coup de main allemand sur un petit poste français. Jouant le tout pour le tout, nous suivons à distance le corps franc boche, qui nous guide vers notre but. Les mitrailleuses françaises nous ont manqué de justesse. A 3 heures, nous nous trouvons devant des boules de pain rangées sur un capot...

—        Le pain... La France !

            Après quoi, il a fallu s'expliquer, prouver qu'on n'était pas des parachutistes souterrains !... On nous a fait faire un bon gueuleton au mess, et nous voilà...

            Si notre escadron n'est pas rentré, nous retrouverons du moins notre régiment... Après un mois  de voyage à pied dans les lignes allemandes, nous aurons plaisir à seller nos chevaux.

            Car au Nième  cuirassier nous sommes, je vous l'ai dit des cavaliers à cheval, des cavaliers hippo !...

Pour récit conforme : Louis ROUBAUD.

 

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